Monsieur le Président de la Conférence générale de l’UNESCO,
Monsieur le Président du Conseil exécutif,
Monsieur le Directeur général,
Excellences, Mesdames et Messieurs,
Il m’est agréable d’être à nouveau parmi vous pour cette importante session du Comité intergouvernemental, à laquelle Monsieur le Directeur général Matsuura a eu la grande bonté de m’inviter. Qu’il en soit vivement remercié.
Parler vrai du patrimoine culturel immatériel et de sa nécessaire sauvegarde revient assurément à parler du Japon qui nous accueille aujourd’hui et dont l’expérience est exemplaire en un tel domaine. Et puisque je n’ai que six minutes là où il me faudrait six heures, je consacrerai ces brefs instants immatériels à n’évoquer que cette riche et instructive expérience nipponne. Cela me paraît la meilleure façon d’introduire et d’inspirer vigoureusement notre présent débat.
Rappelons d’abord ce que chacun de nous sait et apprécie, à savoir ce rôle actif d’inspirateur de premier plan et de contributeur de qualité, joué inlassablement par le Japon tant dans la complexe négociation que dans l’exigeante élaboration d’un instrument normatif international protégeant le patrimoine immatériel, c’est-à-dire sauvegardant ni plus ni moins que l’identité nationale de chaque pays et l’âme immortelle de chaque peuple.
Mais pourquoi donc cet attachement viscéral du Japon au patrimoine culturel immatériel ?
Défaite un jour par le malheur inhumain du feu nucléaire, la nation japonaise, fière de sa différence identitaire, a refusé la mort parce que la terre sur laquelle elle avait prospéré à force de créativité et de travail, lui interdisait de se mettre à genoux. La formidable intelligence des fils de la terre nipponne a tenu à continuer de forger le maillon de la chaîne éternelle pour lier indissolublement les générations éprouvées de ce présent-là à celles du passé et de l’avenir et rester soi-même, surtout dans l’adversité. Fabuleuse et vive conscience d’hommes livrés à la cruauté de l’Histoire, qui ont compris que le principe même de l’existence d’un pays, d’un peuple, et plus encore d’une nation soudée, réside tout entier dans la sauvegarde de son patrimoine immatériel. C’est bien cela le formidable label du « riant génie japonais ».
Sans dédaigner la reconstruction des choses lourdement matérielles, telles que l’économie, pour reprendre rapidement sa place au banquet du monde, le Japon a su donner en même temps la priorité à l’adoption d’une loi portant sauvegarde de son patrimoine immatériel. La table du banquet d’un monde vraiment humain ne pouvait en effet être dressée si, en son centre, n’y avait été maintenue l’ardente passion de l’identité nationale qui scelle le destin des hommes et des femmes d’un territoire que ni la grandeur, ni la beauté, n’avaient le droit de déserter. C’est par l’immatériel que le Japon a réussi son salut à l’heure du plus profond de la détresse. Le génie japonais s’était ainsi maintenu dans cette contrée divine dans laquelle on a le mépris de la mort, tandis qu’en même temps on y cultive l’art splendide de la vie porté à son plus haut raffinement.
Pays d’Asie, pays en Asie, le Japon est cependant un pays autre. Rattaché en même temps qu’opposé à l’Asie, l’archipel japonais qui se plaît dans sa configuration de guirlande de la planète, est en vérité, par ses traditions toujours nourries et sa modernité toujours sophistiquée, un grand continent, un continent singulier. Largement diversifié dans ses éléments constitutifs, il a forgé à partir de ses parcelles de territoire une formidable cohésion nationale, qui fait du collier insulaire un joyau que rien, ni personne ne sauraient ni ternir, ni détruire. En dépit des menaces de toutes sortes, naturelles ou historiques, cet archipel force le respect et l’admiration pour avoir toujours gagné le pari difficile de conquérir une place de choix dans le monde tout en conservant, intacte et fière, sa différence identitaire. La divine « Aïshi », cette « sagesse de la Nature » a toujours pu trouver chez les hommes et les femmes qui peuplent cet archipel des partenaires à sa mesure. Est-ce le résultat de ces mystères insondables dont la mythologie asiatique est si riche ? Je dirais volontiers miracle du culte d’un patrimoine immatériel bien préservé et bien vécu.
L’une des œuvres les plus anciennes de la littérature japonaise avait raconté, il y a plus de dix siècles avant l’odyssée de Robinson Crusoë, l’histoire d’un naufragé dans une île lointaine. C’est le roman « Le dit de l’arbre creux », dans lequel je crois savoir que la clef de cette histoire n’est rien d’autre, vieil hommage à l’immatériel, qu’une mélodie magique tirée d’une cithare, le « koto » qui jouera un rôle décisif dans les aventures du naufragé.
Mais lisez, comme je l’avais fait en une nuit, une nuit d’extase, il y a plus de trente ans, ou relisez, ce roman sortilège du Prix Nobel Yasunari Kawabata « Nuée d’oiseaux blancs », ce magicien interprète de l’âme féminine dans ses mouvements les plus secrets. Il vous montrera que l’art et la création sont l’expression d’un jeu sérieux et grave à la manière de l’immuable cérémonie du thé dans laquelle la gestuelle, réglée dans ses détails les plus infimes, vous montre la naissance et la progression d’un sentiment tendre entre deux êtres qui se rencontrent et découvrent à travers le translucide des tasses la transparence de leur affectivité. Ce cérémonial de l’immatériel participe, par la grâce de Kawabata, à la réussite de ce qui va au-delà d’un divertissement raffiné pour atteindre l’amour. Impression fascinante qu’en cet instant, le jeu grave et sérieux engage toute la profondeur de l’être, dans une sorte de parenthèse intemporelle, une évasion hors de la vie quotidienne et du temps.
Mais pourquoi et comment singulariser un texte parmi tant d’autres d’aussi belle facture dans un pays dont le génie, depuis la lointaine époque Edo et sous la protection du Shogunat de Tukugawa, a toujours su préserver de manière inédite, originale et persévérante, ses traditions et ses valeurs dans un esprit de modernité, grâce à une alchimie particulière dont il conserve le secret ? Pourquoi renoncer à évoquer le « Nôh » où les acteurs chantent leurs répliques en se déplaçant de manière presque immobile, ou le « kabuki » dans lequel le maquillage de l’«onnagata » constitue à lui seul une forme d’art achevée, ou encore le « benkaru » des marionnettes délicatement accompagné du « shamisen », ce banjo à trois cordes, ou encore l’art subtil de l’estampe « Ukiyo-e », image d’un « monde flottant » symbolisant la permanence de ce qui n’est pourtant qu’éphémère, tissé dans une esthétique de grâce et de sensibilité, ou encore l’exceptionnelle munificence de la porcelaine « Imari », ou encore l’art floral lancé au VIIème siècle de l’« Ikebana » en ses compositions recherchées, ou la tradition du « Hanami » célébrant la superbe floraison des cerisiers pour ritualiser l’éphémère, ou enfin l’art savant de la poésie avec le « tanka », ancêtre du « haïku », rythmé de trois vers avec leurs fulgurantes dix-sept syllabes d’or et d’azur.
Mais il faut bien arrêter là une inépuisable liste de merveilles de l’art de vivre une qualité de vie, dont bénéficient non seulement l’homme, mais encore tout le règne végétal et animal, puisqu’aussi bien, selon l’esthète Matsuo Bashô,
« Au nectar d’orchidée
Le papillon
Parfume ses ailes »
Oui, il faut bien renoncer à saluer le savoir-faire de ces artistes japonais qui ont, de tous temps, excellé dans la sculpture sur bois en élevant cette matière à la dignité du marbre. Il faut bien renoncer à évoquer la grande figure de la peinture japonaise qu’était l’artiste Sesshiu qui savait peindre même avec les doigts de ses pieds. Il faut bien renoncer à évoquer des œuvres telles que le Manyoshu ou « Livre des dix milles feuilles », abritant 4500 poèmes compilés au VIIIème siècle.
Oui, il faut bien arrêter là cette liste, car on ne peut saisir en quelques mots ces géants que sont les écrivains tels que Mishima, Inoué, Kawabata, Kenzaburu, Tanizaki, ou encore le Nobélisable Haruki Murakami, tous chantres immenses de la tension féconde entre tradition et modernité. Oui, l’immense Junichiro Tanizaki, attaché à saisir non seulement l’épaisseur des sentiments, mais aussi et surtout le flou mordoré qui les entoure dans son magistral opus « L’éloge de l’ombre ».
La « construction immatérielle » de l’âme nipponne à laquelle j’ai osé me livrer, moi profane plus profane que les profanes, mérite plus que ces trop fuyants atomes de minutes et de secondes, dérisoires poussières de temps. Mais, secouru par un proverbe japonais, je dirai, en forme d’excuse et de regret que « les mots que je n’ai pas prononcés sont les fleurs du silence ».
Comptant sur votre indulgente bienveillance à tous, je voudrais me persuader que mon survol téméraire, en forme de voyage trop fugace, à travers une partie infime de la richesse du patrimoine culturel immatériel du pays hôte, constituera malgré tout, une inspiration et un stimulant pour nous tous, à l’effet d’entamer dans l’enthousiasme nos travaux avec l’ambition de parvenir à poser les jalons qui baliseront le chemin d’une véritable action de sauvegarde du patrimoine culturel mondial.
En préservant et chérissant son patrimoine immatériel, chaque peuple, pourtant bien ancré dans sa temporalité, est gagné par l’ivresse de s’évader hors du temps tout en restant au cœur de son existence quotidienne. Il se trouve ainsi au mieux de son âme pour goûter, comme dit Françoise Sagan, « le lait de la tendresse humaine »(1), dans la fraternelle solidarité nationale.
Aussi bien, peut-on se réconforter au moment de conclure. Nous avons, vous et moi, la certitude que le meilleur des séjours, par delà les tourments inhérents à l’humaine condition, se trouve dans l’homme. Ultime paradoxe dont vous assurez continûment une vibrante et passionnante représentation. Dans l’histoire de l’homme, il y a fort à parier que l’avenir se trouve dans le savoir-vivre des êtres humains qui restent fidèles à ce qu’ils sont. C’est cela la formidable intelligence des fils de la « terre céleste » nipponne. Intelligence obstinée qui refuse de faire oublier que chacun de nous est d’abord un fils, ensuite un père. C’est ainsi que, par-delà les vicissitudes de l’Histoire, se consolide la mission des bâtisseurs d’éternité.
( 1). Sagan, Françoise : « Des yeux de soie », Paris, Flammarion, 1975, p. 72.
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